dimanche 14 avril 2019

EXTRAIT DE L'ODYSSEE DU TOUR DE FRANCE 1987, CHAPITRE 6

Christophe Lavainne devant Charly Mottet
6e étape : Strasbourg – Épinal 169 km, 1700 m de dénivelée

Jacques Anquetil : « un coureur seul devant doit avant tout ne pas trop penser. Il doit se concentrer sur le maintien de son effort, ses trajectoires, ne surtout pas imaginer ce qu’il se passera après la victoire, car c’est le meilleur moyen de la laisser échapper. Quand je courais, je pensais aux mineurs, à tous ceux qui ont un métier difficile. Celui qui laisse son esprit divaguer au spectacle des femmes en maillot de bain sur le bord de la route ne peut pas souffrir longtemps. »
Le danger, c’est le confort.
Fort du crédit infini du gagnant à la retraite, Jacques fait du Anquetil : il parle avec sérieux sans se prendre au sérieux. Monsieur Chronomètre pédalait de même.

Isolé en tête de course depuis 20 kilomètres, il en reste autant à Christophe Lavainne quand l’ardoisier l’alerte. Sorti en contre, le Mexicain Raul Alcala vient, en une distance de moitié, de ramener son retard de 2 à 1 minute. Le Français pense-t-il alors à la douce promesse faite avant tour à Madame : lui ramener la Peugeot 205 offerte à chaque vainqueur d’étape ?
Le confort de l’après-course passe par la souffrance de la course. Alors Lavainne ne pense pas, il appuie. Il ne pense pas au maillot jaune qu’il est en passe de prendre à Erich Maechler, il ne pense plus à tous les déboires de son début de carrière, à sa terrible chute du Tour du Vaucluse 1983 qui faillit bien le priver d’une carrière professionnelle, et du plus précieux des capitaux : la santé. Mais pas question de laisser son esprit divaguer sous la chaleur qui écrase le Tour, au spectacle des beautés vosgiennes comme aux mémoriaux des deux guerres qui ont défilé depuis le départ. De savoir le reptile mexicain 700 mètres derrière lui restreint son cerveau à deux fonctions : les ordres de contraction musculaire à fins de propulsion, le pilotage.

Qui n’a pas vu de près, in situ, les coureurs à l’arrivée d’une épreuve accidentée, ne sait pas la violence des efforts qu’ils s’infligent. Au XXIe siècle, les règles et usages de la communication auront effacé des écrans ces images de visages déformés par l’effort, de cyclistes désarçonnés, chancelant sur leurs jambes. Ils auront soustrait leurs paroles fleuries, suaves ou épineuses, en un mot : spontanées. En 2019, dès la ligne franchie, les coureurs se dirigeront vers des bus-hôtel-cinq-étoiles dans lesquels ils seront, en quelques minutes, abreuvés, restaurés, nettoyés, coiffés, ré-habillés, instruits des éléments de langage du jour, pour ensuite être présentés remis à neuf à leur public dupé.
Une présentation juste fausse.
Car les gars auront tout autant puisé dans leur organisme et leur mental que leurs ascendants.

Comme, par exemple, Bernard Thévenet au terme de l’étape du Tour 1977 arrivant à l’Alpe d’Huez...

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